Timi

Mes maîtres actuels m'appellent Timi, mais j'étais la déesse Bastet en Egypte. Perchée sur mon radiateur, la queue roulée autour de mes pattes réunies, mon poil noir luisant sur mes épaules en forme d'amphore, je contemple le monde depuis l'infinité des temps. Mes yeux d'or scintillent à la lueur changeante de l’extérieur, mes oreilles pointent à des ondes que je suis seule à entendre, mes moustaches frémissent à des présences immatérielles, je touche à l'au-delà d'avant et d'après. Parfois, je m'accroupis sur le radiateur, les pattes en avant comme un sphinx sur le sable chaud. Au-dessus de mon nez camus, l'éclat de mes yeux disparaît alors sous deux fentes obliques comme celles d'un bouddha chinois. Je suis là et je suis ailleurs. L'infinité du monde est en moi.

 

Gentille Mère m'offre religieusement matin et soir un bol de lait et des boulettes de viande. Je les reçois avec dignité comme il sied à un dieu qu'on vénère.

 

Honorable Père tend vers moi sa main crispée par les soucis de la journée. Il me parle et je l'écoute, don inestimable dans son monde de bruit et d'indifférence.

 

Mon poil magique, par la répétition des caresses, apaise son angoisse diffuse dans un rituel de prières et de gestes sacrés.

 

Quand Grande fille s'installe à sa table de travail avec ses livres et ses cahiers, je m'érige en statue silencieuse et énigmatique à côté de la lampe. Elle n'a qu'à lever la tête vers moi et sans qu'un bruit ne trouble le silence recueilli, je lui transmets l'inspiration par le miracle de ma présence omnisavante.

 

A travers moi, elle entre en communication avec des savants morts et à venir. Quand Petite soeur souffre de son mal de bébé qui n'arrive pas à grandir, elle me serre contre sa poitrine comme son enfant. Elle m'emmaillote dans les langes de ses poupons, elle Te dorlote, m'embrasse et me mignote. Tout mon être n'est que douce peluche tiède. et vivante. Je la berce d'un ronronnement venu du fond des âges, un chant monocorde qui calme les êtres malheureux.

 

Petite soeur, s'endort, le sourire aux lèvres.

 

Gentille mère s'émerveille de ma patience infinie et de mon intimité immédiate avec l'enfant. C'est que je comprends tout des âmes et de leurs tourments depuis le temps que je suis sur terre.

 

Par cette nuit de froid intense, tandis que dort la maisonnée, je veille, les sens aux aguets. J'entends le gel craquer dans les arbres nus et fendre la pierre des murs. J'entends le ronflement fou du poêle à charbon dans la cuisine. Honorable Père l'a bourré jusqu'à la gueule avant d'aller se coucher avec Gentille Mère, au bout de l'appartement. Il a laissé les portes ouvertes pour que la bonne chaleur pénètre partout y compris dans la chambre des petites qui me sert de quartier général et qui est près de la chaudière.

 

Mais tous mes poils frémissent car j'ai reconnu un danger. Il faut que j'entre en communication avec Grande fille : L'endroit le plus éloigné du démon sournois qui s'insinue dans la pièce est le haut de l'armoire. Je m'y tiens perchée alors que d'ordinaire, je ne reste jamais si loin des êtres que j'ai en garde. Il me faut prendre sur moi pour me mettre à miauler car je suis irrémédiablement discrète de nature :

 

- Grande fille !... Grande fille !... Le démon de la mort tourne autour de vous !... Je le sens !... Je le reconnais !... Grande fille !... Je t'implore !... Réveille-toi, viens à moi !... Grande fille I Grande fille !

 

Mes miaulements résonnent en écho dans l'atmosphère lugubre. Grande fille bouge, mais le démon colle ses paupières. Petite soeur ne tressaille même pas.

 

Je ne peux descendre car l'horrible chose m'attaquerait aussitôt et me transporterait dans un autre monde ne laissant qu'un tas de poils inerte sur le sol. Et ma mission est de sauver ces êtres-là.

 

- 'Grande fille ! Grande fille ! Secoue cette torpeur qui t'engourdit l C'est le froid de la mort qui se glisse vers, ton coeur !... Je t'adjure compagnon-dieu Bès, toi si grotesque avec ta langue tirée et tes mains posées sur tes jambes trop courtes, fais reculer les griffes d'Osiris qui vient chercher son tribut !

 

Alors voilà que la mort lâche prise un moment et que Grande fille s'asseoit sur son lit.

 

Je reprends mes miaulements de plus belle du haut de mon armoire. Grande fille cherche le bouton de sa lampe à tâtons. Je l'entends qui gémit d'une douleur lancinante qu'elle a à la tête. Je lui intime l'ordre d'allumer cette lumière bien que je sente sa répugnance à sortir des limbes d'un sommeil mortel.

 

Moi, je n'en ai pas besoin pour voir, mais je sais que le choc de la lumière sur ses prunelles va la réveiller pour de bon. Mes miaulements deviennent hystériques :

 

  • Grande fille ! Grande fille ! Lève-toi !

 

Tout mon être vibre sous mes poils hérissés.

 

Comme une somnambule, Grande fille obéit et vient vers moi. Elle croit que je suis en détresse en haut de l'armoire, elle veut monter sur une chaise pour me délivrer.

 

Je me recule hors de portée de ses mains tendues en soufflant et crachant :

 

- Non, non, le démon te réclame... Délivre-toi, toi et les tiens... Laisse-moi ici, il ne m'aura pas moi, car je le vois et je le sens !

 

Grande fille dégringole de la chaise et sa tète lourde heurte le bout du lit de petite soeur. Elle pleure, elle a mal, elle secoue l'enfant qui ne répond déjà plus.

 

- Vois, le souffle fétide avale petite soeur. Va chercher du secours - Ne reste pas là, il t'aura aussi

 

Grande fille finit par recevoir mon message à travers les brumes qui alourdissent sa tête. Enfin, elle se dirige en titubant vers le fond de l'appartement, vers ses parents.

 

Je l'entends avec soulagement qui souffle d'une voix très faible :

- Papa, Maman, j'ai mal, j'ai si mal !

 

Je me tais maintenant et tout mon être entend là-bas le corps tomber sur le tapis. Les parents se lèvent enfin, allument à leur tour, voient leur fille inanimée sur le tapis.

 

Là-bas, le démon n'est pas encore arrivé, mais il tient fort petite soeur. Des larmes coulent dans mon intérieur de chat. J'entends des cris, des volets qui claquent, une fenêtre qui s’ouvre brutalement.

 

L'esprit d'Honorable Père et de Gentille Mère combat aussi le démon. Ils sauvent grande fille en la faisant respirer à grands battements de bras dans l'air glacé du dehors. Mais petite soeur ? Petit bébé qui berçait son poupon de chat contre son coeur maintenant arrêté ?...

 

Je me remets désespérément à miauler, invoquant mes amis, dieux de l’Egypte..

 

- Anubis, lâche-là !...Halto, Horus, à mon secours ! Ramenez Petite soeur à la vie !...

 

Enfin, j'entends les pas affolés des parents qui accourent vers l'enfant inerte. Ils ont beau secouer le corps mou comme une poupée de son, taper les joues froides, appeler et crier, Petite soeur ne répond pas.

 

Ils la traînent dans l'autre chambre devant la fenêtre ouverte. Gentille Mère entame déjà la stridente litanie des pleureuses des cortèges funéraires. Honorable Père se démène pour actionner la petite poitrine. Toujours pas de résultat.

 

- Amon-Re, le plus puissant des dieux, toi le plus fort au ciel et sur terre… Réponds...Que tes mains multiples, tirent Petite soeur des griffes de la mort !...

 

Je vois Grande fille qui court se plonger la tête sous le robinet d'eau ouvert. Des cataractes vrombissent dans ma tête.

 

Amon-Re m'a entendu !...

 

- "Prends un récipient, remplis-le du liquide si fort et si frais, précipites-en la magie sur la tête de Petite soeur !"

Grande fille m'obéit toujours comme hypnotisée et soudain c'est comme si je recevais ce déluge haÏ et béni sur moi.

J'entends les pleurs de petite soeur et les cris d'allégresse de la famille. Enfin, elle s'est réveillée !

 

Je m'accroupis, épuisée sur mon armoire. Je ferme les yeux. Je laisse aller ma conscience dans le trou du néant.

 

Quand je me réveille, je vois les quatre têtes de la famille à hauteur du rebord de l'armoire. Ils sont grimpés sur des chaises et me contemplent ahuris, comme s'ils ne m'avaient jamais connus

 

- « Timi, tu nous as sauvé la vie ! Comment pouvais-tu savoir que ce sale oxyde de carbone nous asphyxiait ? »

 

- « J'ai été fou de tant bourrer le poêle... Sans toi, nous mourrions tous dans notre sommeil... Mais comment as-tu pu nous réveiller ?... Comment savais-tu que ce gaz ne monterait pas jusqu'à toi ? »

 

Je plisse des paupières énigmatiques au-dessus de mon nez camus, mon ronronnement jaillit du fond de mon corps douillet, tout mon poil frémit sous les caresses attendries de la famille reconnaissante.

 

Et eux, comment ne se sont-ils pas aperçus que je suis là pour repousser Keb et Nout, Seth et Nephtys réunis, moi, Timi—Bastet, leur protectrice ?

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