Les Hirondelles

- « Ailes noires, ventre blanc, elles cisaillent l'azur. Filles de la liberté et du vent. Captives au mois de mai de leurs petits à nourrir au nid de boue collé dans la grange. »

 

Monsieur Chromali, de ses ciseaux magiques, fait naître

devant l'assemblée d'enfants assis autour de lui, les messagères de printemps et de vie.

 

- « Ah! » crient les gosses émerveillés.

 

Il agite dans l'air leurs ailes de papier et tous les voient, ces voyageuses prises au piège de l'amour maternel.

 

- « Mon Dieu, Mon Dieu! gémit Monsieur Chromali, je crois bien avoir fermé les portes de la grange avant de venir ! Ah ! Pauvres parents ! Ils se cognent au vantail de bois et les oisillons piaillent de faim à l'intérieur ! »

 

Les oiseaux de papier virent et virevoltent de plus en plus follement dans Les enfants accroupis entendent le froissement de leurs ailes. Leurs coeurs en déroute rejoignent le battement fou des hirondelles heurtant les portes de bois.

 

- « D'habitude, François, le fils des voisins, vient ouvrir si j'ai fermé par mégarde... Mais aujourd'hui, non, il ne viendra pas... Ah ! Mes enfants, je vais devoir écourter la séance... Les hommes sont des monstres d'égoïsme, insensibles aux tourments des pauvres animaux, leurs doux compagnons... »

 

Les ciseaux tirent des feuilles de papier, éléphants se tenant par la queue, dromadaires dans le désert, chevaux caracolant, otaries ballon sur le nez, ours savants et leurs cymbales...

« Et pour la fête des mamans, les chères mamans qui donnent leur temps et leur coeur à vous, leur bien le plus précieux... Un gros bouquet de fleurs... dans un superbe vase!... »

 

« Ah! » crient les enfants, yeux écarquillés.

 

Monsieur Chromali distribue à la volée les figurines de papier surgies de ses mains magiques. Il a saisi l'élan du papillon, le frémissement des libellules, le ventre dodu du perroquet, le bec crochu du toucan, les pattes vives de la gazelle. Les mains des enfants s'agitent passionnément: le livre de la création s'ouvre â nouveau pour eux grâce au génie de Monsieur Chromali.

 

« Mais je dois vous quitter mes chéris. Pensez aux parents hirondelles qui se tapent contre le portail de la grange... il faut, il faut que j'aille ouvrir! »

 

Au volant de sa voiture, Monsieur Chromali dévore la route et le ciel devant lui.

 

« Ailes noires, ventre blanc... » Il cisaille l'espace. Non, François ne viendra pas ouvrir cette fois... Il ne peut plus venir... « Filles de la liberté et du vent, prisonnières de leurs petits... » Monsieur Chromali souffre d'avoir privé les enfants de leur temps de rêve et de joie, d'avoir ainsi tronqué la séance... Monsieur Chromali qui aime tant les créatures du Bon Dieu... n'a pas d'enfant à lui, pas de famille à chérir... Alors il a adopté tous les innocents de cette terre. Dans sa maison à la campagne, l'attendent les poules dans la cour, Karo son chien bàtard et Caramel, si félin, si troublant. Monsieur Chromali aime à la folie caresser le poil soyeux du chat.

 

François aussi adorait l'animal souple, gracieux, ensorcelant. François avait d'abord été fasciné par les personnages de papier sortis des mains de Monsieur Chromali. Puis il lui avait confié qu'il s'ennuyait à l'école, qu'il n'y comprenait rien, que sa mère le grondait pour ses distractions et... oui, oui... personne ne l'aimait... parce que non, non... il ne réussissait pas aux études.

 

Touché de cette détresse, Monsieur Chromali patiemment, lentement avait repris le programme. Il illustrait de ses ciseaux le "on" du mouton dans son pré. L'animal se mettait à brouter grâce à des baguettes qu'actionnait le petit garçon. Le mouton avait soif...L'enfant l'emmenait à la pompe... "M devant P"...

 

Dès la fin de l'école, François courait chez Monsieur Chromali. Il fit vite des progrès. Les parents s'en réjouirent d'autant plus que Monsieur Chromali n'acceptait que les cerises et les radis du jardin... quand il y en avait.

 

-« Cet homme-là, est un saint, disait-on au village, il donne et crée comme la pluie, comme le soleil... »

 

« Ailes noires, ventre blanc... Elles fendent l'azur, les filles du vent... »

 

Monsieur Chromali dans sa voiture fuit le reflet de son visage vieux et ridé sur le rétroviseur. Les autres ne retiennent que l'éclat bleu de ses prunelles qui donne la vie à ce qu'il touche, à ce qu'il nomme. Lui sait bien le poivre et sel de ses cheveux rares, l'affaissement inéluctable des chairs sur l'ossature de plus en plus prononcée.

 

Il a aidé François à grandir, François l'a aidé à sortir les poussins de l'oeuf, à tirer les lapereaux tout chauds poils mouillés du ventre des lapines. Ils mangeaient ensemble la soupe du soir, puis il inventait de ses ciseaux enchantés des tours nouveaux qu'applaudissait l'enfant sans se lasser. Pendant ce temps, il ne vieillissait pas, mais il ne voyait pas François se transformer.

- « Pourquoi ne s'est-il pas marié, Monsieur Chromali, disait-on au village, la Jeanne Lesur, la Solange Demuine n'auraient pas demandé mieux... »

 

- « Lui qui aime tant les enfants, il aurait pu en avoir à Iui ! »

 

- « Si séduisant dans sa jeunesse avec ses tendres yeux bleus et son sourire du ravi de la crèche... »

 

- « Oui, mais si timide ! »

 

En vérité, tandis qu'il dévore le ruban d'alsphate entre les champs de blé, Monsieur Chromali ne se souvient que des gestes obscènes qu'elles avaient osés ou qu'elles quémandaient... Non, il n'avait pas pu.

 

Il entend par-dessus le bruit du moteur celui des becs affolés contre le bois du portail. Ah ! Mes hirondelles, mes belles, mes légères!... Bien préférées aux roucoulants et grassouillets pigeons, aux effrontés merles siffleurs, aux grosses pies jacasses, aux pépiants et mendiants moineaux. François ne viendra plus lamais vous ouvrir, vous n'avez plus que moi, mes ritournelles, mes demoiselles à ventre blanc et ailes noires...

 

Doux, suave, amollissant, glissait le pelage de Caramel sous les doigts réunis de François et de Monsieur Chromali doux et sensuel... Mais il ne voulait pas savoir ce qui faisait hurler le chat quand il courait la nuit sur le toit des maisons... Monsieur Chromali aurait bien castré la bête pour le ramener à l'état d'innocence s'il n'avait pas tant détesté faire du mal. François et lui regardaient anxieux, horrifiés, la Blanchette vèler dans les brames de l'accouchement. Ils s'empressaient vite d'oublier ce triste spectacle pour aider le petit veau, peau brune luisante, à se lever maladroitement sur ses pattes trop fines.

 

« Voici la tulipe au calice crénelé, avec une longue feuille de chaque côté, la giroflée aux pétales en coeur, le lys à trois dents, symbole des rois, doré sur fond de neige... et la reine des fleurs aux mille senteurs, aux mille couleurs, aux infinis replis, la Rose, mes enfants. Qui veut ces beautés de papier ? »

 

- « Moi, moi » criaient les petits en tendant des menottes

avides.

 

Un bois de pins défilait maintenant de chaque côté des portières de la voiture. On n'était plus loin du village. Patience, mes hirondelles!

 

Qu'est-ce qui avait changé la voix de François en coassement de corbeau?... Qu'était ce duvet noir sur ses joues lisses et fraîches?... Où allait son regard vague quand Monsieur Chromali expliquait les leçons à l'accoutumée?... Où s'enfuyait ce jeune esprit qui tenait chaud au sien jusque-là?

 

L'odeur forte des colzas du père Julliard envahit soudain la voiture. Dominant ce jaune fracassant, pointe le clocher au-dessus des maisons. Et comment François avait-il pu se transformer en monstre, fouillant le ventre de la fille, tous deux roulés dans le foin de la grange?...

 

Quand Monsieur Chromali avait ouvert hier soir le portail aux hirondelles, le rai de lumière avait cerné le derrière blanc en transes, les bras et les jambes mêlées en forme de pattes d'araignée. Et ces gémissements! Ces halètements immondes!...

 

Insupportable!... Intolérable!... Il avait crié à s'en fendre les poumons. La fille avait pris peur, avait attrapé ses vêtements et s'était glissée comme un serpent par le fenestron. Seul François restait assis sur le foin à le regarder venir. Il avait saisi une fourche et avait foncé sur le jeune homme. Ran et Ran !... Piqué dans la chair tendre, arraché le sexe tendu, labouré la poitrine nue, lacéré le visage aimé... Ran et Ran !... Jusqu'à ce que tout ne soit que bouillie sanglante et molle... Ran et Ran !... La fourche avait fini par lui glisser des mains. Il était alors tombé à terre contre les restes sanguinolents, les avait étreint en hurlant de désespoir. Les ruisseaux ne voulaient plus tarir de ses yeux en eau... La sueur et le sang s'y mêlaient au foin piquant sa peau. Un orgasme jamais connu était monté en lui et avait coulé entre ses jambes... Ran et Ran!... Au bout d'une immensité de temps et de nuit, il avait creusé le sol de la grange et y avait couché là son compagnon, priant, geignant, bredouillant les seules vraies paroles d'amour qu'il eût jamais prononcées.

 

- « C'est Monsieur Chromali dans sa voiture!... Il ne dit plus bonjour... Pauvre homme! La disparition de François l'a bouleversé ! »

 

- « Surtout que le François est sûrement parti avec la Bernardette ! Disparue aussi celle-là!... Ces fichus gosses, ce que ça peut être ingrat! »

 

-« Un homme qui s'est tant dévoué pour les études de ce drôle! Sûr que le François trouvera un bon métier à la ville avec tout ce qu'il lui a appris! »

 

- « Quand même, il aurait pu dire adieu à ses parents au moins ! »

 

-« Il reviendra, m'ame Picaud, il reviendra, et la Bernadette aussi. »

 

- « Sûr, m'aime Colin, sûr ! »

 

La voiture à peine arrêtée dans la cour de la ferme, Monsieur Chromali se jette sur le portail de la grange. Il s'ouvre en grinçant et les hirondelles qui tapaient du bec sur le bois, se précipitent en flèche à leur nid, sous les solives du plafond.

 

Il danse des fétus d'or dans les rayons qui filtrent du toit. Ils éclairent un vieil homme affalé sur le sol. Il sanglote comme un enfant, les mains crispées dans de la terre molle. Là-haut pépient les hirondelles.

 

« Ailes noires, ventre blanc. Filles de la liberté et du vent... Captives au mois de mai de leurs amours charnelles. »

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