Les passe-roses

A New-York, à Central Park, assise sur un banc, Sandra regardait mélancoliquement un couple d'écureuils jouer autour d'un tronc d'arbre. Un coup Tic était en haut et Tac en bas, puis Tic se trouvait à gauche et Tac à droite. Leurs griffes s'accrochaient à l'arbre et se décrochaient aussi vite. Ils se poursuivaient ainsi vivement, leurs prunelles noires brillaient de malice et de petites touffes de poils s'agitaient comiquement au bout de leurs oreilles.

 

Tout en mâchonnant le sandwich de la pause - déjeuner, Sandra enviait la complicité de ces petits animaux et se demandait comment, elle, elle avait perdu sa bonne entente avec Gérard, son ex-mari, maintenant qu'elle avait divorcé et qu'elle était devenue cette épave flottante, ballottée hors de son pays natal, échouée sur ce banc. Ce coup sur la tête quand elle avait entendu son bien-aimé au téléphone parler à sa maîtresse avec ce désir ardent, ces mots brûlants qu'elle n'entendait plus depuis longtemps !.. Vingt-cinq ans de mariage, trois enfants envolés pour leur propre vie, une superbe maison, construction de choix et d'efforts réunis, et soudain un écroulement total, des ruines de tous les côtés !.. Elle n'avait fait que fuir quand s'était présentée l'opportunité de ce poste loin de chez elle. Mais dans sa solitude, tout la ramenait à son drame personnel .Elle errait de Manhattan à Greenwich, de Little Italy à China-Town sans but, sans goût, sans intérêt.

 

Bon, allons travailler, se dit-elle, allons retrouver ces collègues étrangers, replongeons dans le grouillement multi-ethnique du World Trade Center. Et cette langue nasillarde, à la vitesse échevelée !...Dés qu'elle parlait, on la regardait avec ironie : pas moyen de cacher son accent français !... « awful french accent » s'excusait-elle, « so delicious » répondait-on en riant .

L'après-midi passa relativement vite dans une folie de travail absorbant. Puis, de nouveau lâchée dans cette ville bruyante, vivante, elle coula dans le flot des passants et se laissa porter vers Broadway avenue. Le soir tombant alluma des myriades de fleurs de néon clignotant et racolant .Fascinée, elle s'assit à la terrasse d'un pub et prit un « lemon juice » en contemplant le scintillement des enseignes. Rouge jusqu'au rose, jaune vif jusqu'au pâle, violet jusqu'au bleu. Puis, rose jusqu'au rouge, jaune pâle jusqu'au vif, bleu jusqu'au violet. Elle s'endormit peu à peu dans la douceur de la nuit de septembre.

 

Elle se retrouva, petite fille de quatre ans sous un toit de fleurs multicolores, dans le jardin de sa grand-mère.

 

- « Ces passe-roses, ça pousse comme du chiendent, ça te fera de l'ombre, ma poupée. » disait l'aïeule.

 

Sandra était assise sur une chaise basse, le pied posé sur une autre chaise de la même hauteur. Sa grand-mère appliquait sur sa cheville des pétales de lys macérés dans l'alcool pour guérir des plaies douloureuses. C'est comme ça qu'on se soignait à la campagne.

 

C'était l'été, il faisait doux et chaud sous les hautes hampes fleuries.

 

- « Passe-roses, parce qu'elles viennent après les roses, Mémée ? »

 

- « Peut-être, on dit aussi roses trémières ...Ne bouge pas, ma mignonne... Elles vont te raconter des histoires, tu t'endormiras et quand tu te réveilleras, tu seras guérie.»

 

- « Quelles histoires, Mémée ? »

 

- « Des histoires de petite fille qui fait de mauvaises expériences et qui s'en sort toujours. »

 

Sandra se rappela comment l'accident était arrivé. Son père la prenait sur le porte-bagage de son vélo, sa mère faisait de même avec sa petite sœur. Dans les côtes, tout le monde descendait, on connaissait chaque brin d'herbe par coeur et on prenait le temps d'appeler chaque fleurette par son nom. Dans les descentes par contre, quelle folie de vitesse, une orgie de plaisir ! Le vent de la course saoulait la petite Sandra, les rayons de la roue défilant à toute allure la fascinaient. Qu'arriverait-il, pensait-elle, si on mettait un bâton dans ces rayons tournoyant ?...

 

- « Mais je n'ai pas de bâton !...Comment faire ? »

 

… Alors, elle fourra son petit pied dans cette roue virevoltante .Patatras ! Son père s'envola par-dessus le guidon, elle sentit une affreuse douleur à la cheville et se mit à hurler... C'est pourquoi elle resta si longtemps étendue sous le toit des passe-roses protectrices, soignée attentivement par sa bonne fée de grand-mère. Sandra sur son siége à Broadway, supplia :

 

- « Mémée, Mémée, aide-moi, j'ai encore subi un terrible accident, viens à mon secours ! »

 

Et toujours les néons multicolores clignotaient, grimpant aux murs, s'ouvrant et se fermant jusqu'au ciel, yeux rouges, jaunes, bleus, blancs, verts, clins d'oeil complices bienfaisants et rieurs .Et elle entendit dans son rêve, la voix tendrement ironique de son aïeule.

 

- « Crois-tu que je n'ai pas souffert moi aussi ?...Rappelle-toi quand je t'ai montré la terrible cicatrice que j'avais à la place du sein. De mon temps, c'était déjà un miracle d'avoir survécu à un cancer. Loué soit ce cher docteur Rosuel qui osa cette opération et la réussit. J'oubliais mes souffrances grâce aux feuilletons que je découpais dans les journaux et que je reliais avec soin. Pour rien au monde, je n'en manquais un et je ne les prêtais qu'à des amies de toute confiance. Raconte des histoires, ma petite, lis- en, écris-en peut-être si tu peux. Tu finiras par surmonter ton chagrin... Tu es dans une ville si amusante Regarde autour de toi, reviens demain et régale moi d'une anecdote plaisante. »

 

« Mémée, tu seras là ?...Je te promets de bien regarder... Tâche d'être au rendez-vous ! »

 

- « Bien sûr, ma mignonne. »

 

Sandra se réveilla, se secoua et remonta l'avenue dans l'obscurité habitée par une foule joyeuse et affairée. Elle commençait à trouver ces gens sympathiques et s'efforça de s'y intéresser. Le lendemain elle était là sur le même siège, à la même heure, dans la forêt d'yeux clignotants.

 

« Mémée, Mémée, ici, on peut s’habiller n'importe comment, ça ne choque personne. J’ai vu des clochardes très élégantes vêtues de robes en sacs poubelle bleus. Je grignotais ma pizza en me promenant vers une heure dans la rue. Il faisait chaud j'aperçus au loin un jeune homme, pantalon long, torse nu, avec une grosse écharpe autour du cou. J'ai pensé : il doit avoir mal à la gorge, sans doute une forte angine ; forcément un chaud et froid, c'est vite fait avec la clim. dans tous les immeubles. »

 

- « Ne me rais pas languir...la chute à ton histoire…»

 

- « Eh bien, je me suis rapprochée de lui ...et tu devineras jamais... »

- « Quoi donc ma jolie ? »

- « C'était un gros boa enroulé autour de son cou. »

- « Un boa en plumes de zibou, comme la grande Zoa ? »

- « Non, un serpent qui dardait sa tête derrière sa nuque, le plus amicalement du monde ! »

Sandra entendit son aïeule conclure en s’étouffant de rire :
« Je n'ai connu que des couleuvres et des vipères et je n'en ai sûrement pas fait des amies !...Continue ma mignonne, je trouve que tu vas beaucoup mieux ! »

 

- « Memée, Mérnée, ne me quitte pas encore. »
 

- « Eh bien, je vais te raconter mes jours de lessive et tu apprécieras mieux le monde magique des machines où tu as la chance de vivre. Les draps de chanvre et les torchons sales s'entassaient durant des mois, on attendait que la Tardoire, un affluent capricieux de la Charente soit plein d'eau. On faisait bouillir de l'eau de la citerne dans une grande lessiveuse, dehors avec la cendre du foyer, on y jetait le linge et on remuait avec de grands bâtons. Puis on entassait ce linge pesant, tout chaud, tout mouillé sur une charrette tirée par des chevaux. On allait au lavoir en bas du hameau pour rincer cette lessive... Et vlan, et vlan !.. A genoux sur les planches à laver, les femmes, les manches relevées, tapaient à grands coups de battoir pour faire partir la crasse et la lessive dans l'eau froide de la rivière. Aïe nos. épaules et aïe nos reins ! Ah mes pauvres, c'était une dure journée ! »

 

Sandra honteuse de se plaindre, s'écria, les yeux pleins de larmes et du scintillement des néons :

 

- « Mémée, que tu as été courageuse, il faut que je m'en souvienne et que j'arrête de m'apitoyer sur moi-même. A demain. »

Chaque soir, Sandra vint ainsi raconter quelqu'épisode comique de sa vie new-yorkaise. Et puis elle commença à les raconter aussi à ses collègues de travail, ils riaient à gorge déployée, elle eut rapidement un cercle d'amateurs autour d'elle. Elle pensa que son accent y était pour beaucoup, mais apprécia de ne plus être isolée.


- « Mémée, Mémée, je me suis fait un test aujourd'hui. Je me promenais parmi les gratte-ciels de cette ville « debout » et je suis tombée sur la cathédrale Saint-Patrick. Qu'elle semblait petite, coincée entre ces hautes tours !.. On y célébrait un mariage, les portes étaient ouvertes, j'y suis rentrée. Je craignais les souvenirs amers qui ne manqueraient pas de surgir en pensant à mes tristes illusions et à mon échec cuisant. Eh bien, non, je n'ai pas pleuré, je voyais ça en spectatrice amusée, la tenue de la mariée était à mourir de rire ! La robe, près du corps, en faille blanche, très élégante, venait certainement d'un grand couturier, français probablement. Mais pourquoi y avoir ajouté ce gros nœud sur les fesses qui alourdissait comiquement la toilette ? On aurait dit Javotte, la vilaine soeur de Cendrillon !... D'autant plus, Mémée, tiens-toi bien, tu sais, ce qu'elle avait aux pieds ? »
 

- « Non, ma chérie, des sabots peut-être ?...»

- « Non, Mémée, des baskets, blanches c'est vrai, mais ça détruisait la solennité de la cérémonie. Elle voulait sans doute faire un jogging en guise de voyage de noces ! »

 

 

- « Elle aurait mieux fait de s'enfuir avant qu'après Ie mariage

 

- « En tous cas, non seulement j'ai survécu à l'épreuve mais j’étouffais de rire dans un kleenex !... Ca m'a fait un bien fou ! »

 

- « J’en suis heureuse pour toi, ma chérie »

A la pause-déjeuner, Sandra se promenait maintenant avec deux ou trois collègues qui appréciaient sa nature enjouée et sa curiosité insatiable. Passant devant le Metropolitan Museum, ils s’arrétèrent devant la chèvre sculptée par Picasso.

- « What a funny animal ! » s’écria notre française, « few artiste have such a sens of humour! »

Elle raconta cela à sa grand-mere le soir dans le clignotement des néons de Broadway. Celle-ci en fut très émue, cela lui rappelait son intimité avec sa propre chèvre.

- « Quand ton grand-père est mort, après avoir beaucoup souffert des séquelles de la guerre, j'ai du louer la ferme à des métayers. Je n'avais qu'une maigre part des récoltes et une faible pension, mais je pensais qu'avoir une chèvre me sauverait toujours de la mendicité. Je l’emmenais brouter le long des haies en la tenant par sa chaîne. Quelle « Chélif bête ! » pardon, quelle mauvaise tête ! Elle s'échappait pour aller manger les fleurs du jardin. Elle me narguait du coin de l’œil. Dès que j'essayais de mettre le pied sur la chaîne qui traînait au sol, la chèvre la tirait un peu plus loin et je mettais le pied sur du vide. Mais j'avais toujours du lait le soir et j'en faisais des fromages en y mettant de la présure. Tu te souviens de tes rôties tartinées de caillé des fraises dedans ? »

- « Oh oui Mémée, j'en salive encore ! »

 

- « Il y a toujours des bons moments même dans la misère et la détresse. As-tu goûté les te-bones au restaurant. Vas-y donc avec tes nouvelles connaissances. Je sens que bientôt, tu n'auras plus brin de moi. »

- « Oh, Mémée, j'aurais toujours besoin de toi ! »

Les néons clignotaient, bleu, vert, jaune, rouge, les passe-roses s'inclinaient dans leur robe simple ou doublée de volants, avec leur cœur d'étamines dorées. Un long silence étendit ses ailes sur cette soirée multicolore.
L’aïeule souffla enfin en s'en allant : « Si tu m’appelles je serai là, ma petite, je suis en toi. »

Retour à l'accueil