Liberté

Les sapins noirs défilent aux fenêtres du wagon sale et délabré. Serré sur la banquette, perdu dans la foule entassée, je revis mon évasion du stalag, je revois les grands miradors et la ceinture de barbelés.

 

Tout à coup, la machine brinquebalante s'arrête dans un ultime cahot qui précipite gens et paquets les uns sur les autres. Des soldats allemands montent pour contrôler les voyageurs.

 

  • « Papieren, biete ! »

 

J'ai tant vu ces uniformes, ces casques, j'ai tant entendu ces claquements de bottes, j'ai tant redouté le feu de ces revolvers et de ces mitraillettes qu'une immense nausée monte en moi. Je mords l'intérieur de mes joues jusqu'au sang pour ne pas crier.

 

Ils aboient des ordres et terrorisent les passagers. Comme une bête au piège, mon corps tremble d’angoisse car j’ai fabriqué mon « ausweiss » de toutes pièces. J'ai sculpté les tampons dans les "kartofeln", les éternelles pommes de terre de notre menu. Je les ai encrés et appliqués sur des formulaires volés au bureau où j'avais accès pour le ménage.

 

Ne reste-t-il pas une légère coulure révélatrice sur les bords?...Ces tampons ne manquent-ils pas de netteté?...Dans mahâte, n'en ai-je pas oublié ?...Ai-je bien imité la signature du « Feldkommandant » ?...

 

Mais, une main providentielle fait apparaître une bouteille de schnaps. Vivement que les soldats la confisquent. Ils iront la boire dans un coin solitaire. Je suis sauvé!

Le train redémarre. Les voyageurs respirent. Quelques uns sortent même de maigres provisions.

 

Bientôt, à la fenêtre apparaissent les panneaux de Strasbourg, puis de Colmar. Quelqu'un chantonne, heureux de retrouver les noms familiers de sa terre natale.

 

Malgré les ruines de mon pays défilant sous mes yeux, je reprends espoir.

 

Ma vie, un moment interrompue, va recommencer. Je vais serrer de nouveau dans mes bras ma femme, mon fils, ma fille, tant aimés et désirés. Je vais retrouver ma salle de classe, son odeur de craie et d'encre séchée.

 

Je dirai à mes élèves : " Ouvrez grand l'esprit et le coeur, mes petits. Plus vous aurez de savoir, moins on pourra ravir votre liberté."

 

J'en connais le prix. Je l'ai perdue, je la retrouve. Mon peuple m'accompagne sur cette route qui mène à la Liberté. C'était l'année où l'on s'échappait encore des camps de la mort c’était l'année 1940.

 

 

Un instituteur de campagne

 

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