Attention au pot au feu

Juin 1944. C'était la débâcle pour l'armée allemande. Dans son reflux, le corps des Hindous qu'ils avaient engagés quadrillait avec précision et méthode chaque village pour en soutirer provisions ou bijoux aux paysans soumis par la force. Depuis des millénaires, c'était le même scénario : les hordes de romains ou des Sarrazins ou des Visigoths ou des Francs ou des Anglais déferlaient sur le village pour tout piller et tuer ce qui résistait.

Dans la mémoire du peuple, les bêtes fauves sous les casques ou leurs turbans, le tumulte des armes et les ordres aboyés dans un langage rauque et effrayant, le ravage et la peur qui prenait aux tripes.

Tout se superposait pour arriver toujours a cette vision d'horreur : la porte s'ouvrait violemment sur des colosses qui trainaient rapidement, femmes et enfants au centre de la pièce à feu et les mettaient en joue.

Sylvette avait quatre ans et la baïonnette sous la gorge. Elle crispait ses mains menues sur le bord du landau de son petit frère qu'un Hindou immense menaçait d'une mitraillette. Cette ferraille semblait complètement incongrue sur les molletons et les langes qui entouraient douillettement ce petit être, le cœur de la famille. On racontait que ces brutes sanglées de cuir et de fer, aux visages bruns et sales comme des diables coupaient les oreilles des enfants récalcitrants pour soumettre les parents, on leur brulait la langue avec un tisonnier porté au rouge. A voir ces géants couronnés de paquets de linges sales, leurs yeux féroces, leurs barbes hirsutes, Sylvette savait intimement que c'était vrai.

Pourtant elle regardait fermement le colosse qui la menaçait et ses yeux disaient clairement : "Je ne te permettrai jamais de toucher à mon petit frère". L'homme recevait le feu de ses prunelles du haut de sa taille immense et cela allumait de curieuses images dans cette mécanique qui ne pensait plus depuis longtemps.

Il revoyait sa jeune sœur, ses cheveux noirs tirés en arrière sous le sari jaune éclatant, ses yeux de biche avec une pastille sur le front. Elle était assise dans la boue au bord du fleuve et serrait le dernier né que la mère n'avait plus la force d'allaiter. Tant de fragilité, protégeant un bébé encore plus démuni avec une détermination démesurée pour une fleur éclose dans la misère et la saleté !

L'eau glauque du grand fleuve roulait dans la chaleur et la puanteur, Mali serrait le poupon contre sa poitrine étroite et sa volonté l'empêchait de mourir.

Un autre bruit d'eau, celui du torrent clair et tumultueux roulait non loin de la maison envahie par les soldats. Le pont et toutes les rues étaient barrés, rien ne pouvait échapper aux mailles serrées de leur dispositif.

Rien ? …. Personne ?... C'était sans compter sans les millénaires d'expérience du gibier traqué ! Les armes, les jambons, les pains, les bicyclettes étaient cachés dans les cavernes servant de greniers à foin. La volaille, les bêtes avaient été lâchées par les portes de derrière dans les prés et les branches épineuses. Les hommes étaient tapis dans les montagnes alentour.

Sous leurs airs de bétail effaré et soumis, les deux femmes restantes, la mère et la grand-mère retrouvaient les gestes ancestraux de la ruse paysanne qui avaient permis à des générations de traverser les siècles et les guerres.

La jeune s'affairait autour de la cheminée où cuisait le pot dans la marmite. Un Hindou désigna les récipients tout autour et elle s'empressa servilement de les ouvrir un par un pour lui en montrer le contenu. De temps en temps, la grand-mère criait comme un coucou qui continue à fonctionner quand l'horloge est détraquée :

- "Attention au pot au feu ! Attention au pot au feu !"

Un grand gaillard agacé par ces recherches qui ne menaient à rien attrapa la vieille par le col et la poussa sans management vers l'escalier qui menait aux chambres.

- "Attention au pot au feu !" cria-t-elle encore une fois et ce fut couvert par le pas lourd du soldat et ses vociférations incompréhensibles.

Les jointures des doigts de Sylvette blanchissaient sur le bord du landau, mais il aurait fallu lui couper les mains pour la détacher de là. Tranquillement, elle levait ses yeux déterminés vers l'homme à la baïonnette. Il était seul avec elle maintenant, car ses deux compagnons activaient les recherches de plus en plus fébrilement. Plus le temps passait, plus le danger d'une contre-attaque des maquisards grandissait.

- "Vite l'or, les bijoux !"

On entendait dégringoler les vases, les vierges, les crucifix, et le contenu des armoires dans tous les recoins de la maison. De nouveau, les pas lourds des souliers ferrés là-haut et les glapissements de la grand-mère :

- "Attention au pot au feu ! Attention au pot au feu !"

Le géant ne comprenait rien à ces cris qu'il pensait être ceux d'une vieille, folle de terreur. La petite fille ne songeait qu’à rester collée contre le bébé. Une sorte d'intimité au creux d'une tempête sévissant alentour les réunissait autour de ce berceau où dormait tranquillement l'enfant. Et les images de son pays assaillirent de nouveau la brute qui avait eu aussi un foyer, une espèce de cabane au sol de terre battue où s'entassaient la nuit les parents, les grands-parents, une nuée d'enfants aux côtes saillantes et toujours affamés. Il revoyait l'écuelle de riz au milieu du cercle accroupi, les mains qui y puisaient à tour de rôle, la sienne et celle de Mali, serrant le bébé contre elle, une main toute petite et toute maigre, mais une main qui voulait aussi. Les yeux du géant roulèrent sous l'énorme turban vers les jointures saillantes de Sylvette.

Les mouches bourdonnaient sur les bouses des vaches sacrées le long du fleuve. Mali était assise dans la boue sous la chaleur écrasante, le bébé contre elle. Il y avait comme une douleur dans les gros yeux bruns du géant à ces souvenirs.

Sylvette la percevait sans que faiblisse sa détermination de ne pas bouger de là.

Maman vidait des coffres là-haut, les femmes en rajoutaient, de plus en plus servilement, ne leur permettant d'oublier aucun tiroir, aucune boîte à ouvrage.

Grand-mère passait dans une autre pièce entraînant les pas lourds des soldats :

- "Par ici, par ici, vous n'avez pas regardé par ici...! Il y a plein de recoins encore !"

Sylvette pensa qu'elle les entraînait dans une espèce de poulailler où elle mettait à couver les bonnes pondeuses. Le fracas des cages, des écuelles et des paniers renversés, les cris hargneux des soldats de plus en plus nerveux et désappointés, et grand-mère qui criait elle ne savait plus à qui :

- "Attention au pot au feu ! Attention au pot au feu !"

Sur le visage innocent de Sylvette qui le fixe intensément, se superpose celui de la petite sœur Mali. Le géant revoit les tissus jaunes dont elle s’entourait, il sent sur sa peau la chaleur de son pays natal et un sourire apparaît sur sa face hideuse.

Sylvette à son tour se détend et répond à son sourire. Ses yeux disent : 

- "Tu n’es pas aussi mauvais que tu veux le faire croire."

Ceux de l’hindou disent :

- "Tu me rappelles ma petite sœur Mali que j’aimais tant."

La connivence s’installe entre eux. Ils restent immobiles dans cette aura de lumière et tout d’un coup, un grand bruit les fait sursauter. La baïonnette est tombée sur le sol.

Une dégringolade de gros souliers et d’armes dans l’escalier. Les soldats réapparaissent derrière les femmes aux visages matois.

Ils ont des puces plein les bottes et dansent sur place en se frottant les jambes l’une sur l’autre avec une grimace de douleur.

Le géant devant le landau est soudain pris d’un grand rire qui secoue ses massives épaules et Sylvette s’unit à ce rire tonitruant.

On entendit des coups de feu au lointain. Les hindous allaient être pris à revers dans la souricière qu’ils avaient eux-mêmes construite.

Maman courut en bonne ménagère vers sa marmite, suivie de grand-mère en alerte.

- "Le pot au feu ! Le pot au feu !"

Les soldats s’enfuirent rapidement. Les deux femmes sortirent de la marmite leur précieux pot au feu : les louis d’or et le trésor de famille enveloppés dans un torchon dégoulinant de soupe.

Le magot familial avait une fois encore été sauvé. Les hommes étaient en vie et à l’attaque. Sylvette rayonnait d’avoir sauvé l’héritier qui dormait toujours dans son landau comme un Jésus dans sa crèche.

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