La vengeance d'Apophis

Je suis Apophis, la bête malfaisante, vulgairement appelé « train du Caire à Thèbes ». J'emporte dans mes flancs les voyageurs de haute en basse Egypte. J'exècre ces adorateurs de Pharaon, mon antique ennemi. Je les secoue et les malmène le long du Nil sur des rails trop étroits pour mes wagons Messerschmitt.

Séti- Tisétouf I er fut nommé ainsi par ses compagnons parce que le dit Titi s'étrangla de rire à l'apéritif de bienvenue au salon. Il ne devait plus rire longtemps.

Je concentrai sur lui mon esprit vicieux.

 Voulait-il s'asseoir que j'agitais mon échine d'un soubresaut pervers qui l'envoyait dinguer, le nez dans le décolleté de la dame d'en face. Voulait-il se lever, qu'un autre de mes à-coups le projetait tête première dans la couchette au-dessus.

S'il voulait sortir, je déplaçais brusquement la porte et il se cognait dans la paroi. S'il décidait d'entrer, il y allait plus vite que prévu et s'étalait sur les genoux des gens assis.

Je nourris contre lui un ressentiment particulier car sa faconde ne cessait de vanter les merveilles semées par Pharaon le long du Grand Fleuve, comme les, morceaux du corps d'Osiris.

D'abord : les pyramides : Khéops, Khephren, Mykérinos. Mes pistons bruyants moulinent les syllabes haïes :

Khéops , Khephren, Mykérinos - Khéops, Khephren, Mykérinos...

Seize heures à distiller le martyr à ces inconditionnels de l'immortalité de Pharaon. A chaque tournant, mes essieux en folie semblent vouloir arracher les wagons des rails dans un rythme infernal

Khéops, Khephren, Mykérinos- Khéops ,Khephren, Mykérinos...

Voilà que Nout, déesse de la nuit, gobe d'un coup le globe rouge du soleil. Des bruits de vaisselle entrechoquée retentissent dans le couloir. Alors, là, je commence à hoqueter de rire en secouant les repas comme un barman son shaker. Séti- Tisétouf Ier se met en tête de verser du vin dans son verre.

Le prétentieux !... J'inonde son poulet de vinasse et il regarde bêtement le verre vide dans sa main. Il se croit plus malin avec sa tasse de thé qu'il colle sur la tablette entre ses mains serrées. Il se penche, se penche, avance des lèvres gourmandes... Vlan ! Je lui enfonce le museau dans le liquide bouillant. Il hurle de douleur et de rage. Je tressaute de joie mauvaise. Les petits pois gambadent autour de l'assiette. Ils s'écrasent... Splash...splash...sur le sol. Séti- Tisétouf Ier ne manquera pas de glisser dessus, quand, le ventre vide et ses gamelles sans dessus-dessous, il se lèvera au bord de l'hystérie, repoussant le plateau où le pain surnage dans une macédoine bigarrée.

Je décide alors de stopper sur la voie. Pas de coup de semonce. Crissh...Plaff ! C'est immédiat. Tout s'écrase contre les murs. Séti- Tisétouf Ier aussi, avec en plus, une bouillie de nourriture sur son costume d'explorateur à la manque.

Et tandis qu'il cherche à happer le filet d'eau baladeur du lavabo pour quelque tentative de nettoyage, je grince :

Khéops, Khephren, Mykérinos- Khéops, Khephren, Mykérinos...

Reprenant mon chemin et le cours de mes supplices.

Séti-Tisétouf Ier, les jambes écartées pour tenir debout, fume une cigarette dans le couloir. Il raconte ses malheurs à ses compagnons. A des passages à niveau fulgurent des visions de dromadaires arrêtés et d'ânes chargés de grosses balles de foin.

L'imbécile ne quitte pas la cigarette des lèvres de peur que je ne la lui fasse tomber. Seth et Nephtis m'en sont témoins, je meurs d'envie de brûler ce qui reste de sec entre les taches mouillées du costume ! Il repart, l'incorrigible :

 « Extraordinaire ! » les dents serrées, « Tels voit-on les paysans, sur les bas- reliefs, faucille à la main, herbe fraîche tendue aux buffles, cueillette des papyrus, jupes relevées autour des reins, tels les voit-on encore dans les champs alentour. Cinq mille ans et une telle continuité dans les gestes rituels ! »

« Qu'est-ce que tu dis, Titi ? » s'égosille le voisin.

J'augmente exprès le bruit de mes turbines asthmatiques. Séti- Tisétouf Ier recommence sa diatribe en hurlant. Il a le malheur de lâcher la rampe pour appuyer son discours. Je décide une nouvelle fois de m'arrêter...

Crissh...Plaff.. !

Les deux hommes s'embrassent plus fort que souhaité, front contre front, nez contre nez, corps à corps. On ne sort de mon circuit que couvert d'ecchymoses.

Mastaba de Méréruka, Mastaba de Méréruka, Mastaba de Méréruka...

 Je redémarre en mâchonnant ces nouvelles syllabes dont se regorgent les bouffis.

Lassé d'une conversation que je hache et démantèle à plaisir, Séti- Tisétouf Ier décide de s'en aller coucher. Là, je l'attends pour lui faire passer une nuit inoubliable !

Son rêve l'entraîne-t-il en barque à la chasse entre les roseaux du Delta que je lui enfonce la tête dans la paroi. Puis je le fais glisser aussitôt dans l'autre sens et lui meurtris les deux pieds.

Il ne sauve sa vie qu'en se cramponnant aux poignées tel un noyé dans la tempête déchainée. Ce qui ne favorise guère un sommeil bénéfique.

S'imagine-t-il attraper les carpes du Nil de son harpon qu'un de mes arrêts subits le précipite au bas du lit et il se débat comme aux prises avec Sobek le crocodile.

Malheur à lui, si, à force d'émotions, il se dirige en titubant pour se soulager au w- c... vlan.. !

 Je claque le couvercle sur ses fesses dodues et dénudées. Il piaille et je ricane en hoquetant de plus belle sur mes rails mal arrimés.

De nouveau sanglé dans ses draps attachés aux montants de la couchette, il serre son oreiller, croyant étreindre la belle Néfertiti. Le pur profil, la nuque continuée de la couronne pharaonique hantent son corps enamouré.

Néfertiti, Akhen… Aton, Néfertiti, Akhen, Aton...

Présomptueux Séti- Tisétouf ! Je ronfle ma colère dans les trépidations de la machine. Mon pouvoir maléfique est à l'égal de l'adoration du grand Amon-Re ;

 Néfertiti, Akhen..Aton, Néfertiti, Akhen, Aton Crissh... Splash.

J'arrache le sacrilège de sa couchette et rabats du même coup ses prétentions amoureuses. Il n'étreint plus que le sol. Au lieu de baisers enivrants, il s'emplit la bouche de poussière. C'en est fini. Roué, moulu, fourbu, il contemple d'un œil terne la boule du soleil que recrache Nout à l'horizon. Il renonce à se coucher. « Le plus beau, ce sont les peintures du tombeau de Ramsès, as- tu vu la fraîcheur de ces scènes funéraires, ces tables d'offrande luisantes de rouge, de bleu, d'ocre et de vert ? Quelle splendeur ! » Ma fureur atteint son comble.

Il a tout vu, le Sétiti, ah ! il a tout vu !... Je racle de plus en plus fort :

Tombeau de Ramsès II, tombeau de Ramsès II, tombeau de Ramsès II...

Sétiti se penche par la fenêtre ouverte pour respirer béatement l'air du matin. Crissh... Splash... et je redémarre...

 Vallée des rois, vallée des reines... Séti - Tisétouf Ier a vécu.

Projeté sur les rails, j'écrase voluptueusement ses os sous mes roues.

Vallée des rois, vallée des reines- vallée des rois, vallée des reines.

Il ne m'a pas vu, moi, le serpent aux cinq anneaux, moi, Apophis, l'esprit du mal qui lutte dans ce tombeau contre Pharaon pour l'éternité.

Il ne m'a pas vu. Mais il m'a senti.

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